Féminicide

Le recours au terme féminicide, dans son sens premier, a pour but de souligner la spécificité de certains meurtres de femmes. Ce premier sens rejoint celui du terme anglais femicide utilisé et diffusé largement à partir des années 1990. La définition la plus élémentaire est celle selon laquelle le f...

Full description

Bibliographic Details
Main Author: Labrecque, Marie France
Format: Dataset
Language:French
Published: Editions des archives contemporaines (EAC) 2016
Subjects:
Online Access:https://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.011
https://www.anthropen.org/voir/F%C3%A9minicide
Description
Summary:Le recours au terme féminicide, dans son sens premier, a pour but de souligner la spécificité de certains meurtres de femmes. Ce premier sens rejoint celui du terme anglais femicide utilisé et diffusé largement à partir des années 1990. La définition la plus élémentaire est celle selon laquelle le femicide est le meurtre misogyne de femmes par des hommes (Radford et Russell 1992: xi). L’évènement emblématique correspondant à cette définition est celui des meurtres de l’École polytechnique de l’Université de Montréal, le 6 décembre 1989, alors que 14 femmes ont été ciblées explicitement parce qu’elles étaient des femmes et abattues par un homme qui, sur le site même, s’est donné la mort. Plus précisément, comme l’écriront Caputi et Russell (1992: 15), le femicide est le point d’aboutissement ultime d’un continuum de violence et de terreur incluant une large variété d’abus verbaux et physiques, et s’exerçant spécifiquement à l’endroit des femmes. En d’autres termes, on peut parler de femicide lorsque le viol, par exemple, ou encore l’esclavage sexuel, l’inceste, l’hétérosexualité forcée, les mutilations génitales ou celles effectuées au nom de la beauté comme la chirurgie esthétique, provoquent la mort d’une femme. Cette définition est encore largement utilisée, particulièrement dans le monde anglo-saxon, et elle demeure fondamentale. Cependant, il est possible et souhaitable d’y ajouter d’autres dimensions qui relèvent davantage de la structure sociale plus large, notamment en y introduisant plus explicitement le concept de genre. Il revient aux latino-américaines d’avoir proposé des définitions qui tiennent compte de ces dimensions en même temps qu’elles ont imposé le terme féminicide, une traduction littérale du terme espagnol feminicidio. Pour des auteures comme Fregoso et Bejarano (2010), l’adhésion au terme féminicide plutôt que fémicide, est une posture politique qui reconnaît l’apport du « Sud global », c’est-à-dire l’apport des chercheures et activistes de cette région du monde. Ainsi, la Mexicaine et ex-députée du Parti de la révolution démocratique, Marcela Lagarde, considère que le féminicide est une forme extrême de violence de genre. Trois facteurs sont à l’œuvre et se combinent pour rendre possible le féminicide : premièrement, le manque de respect des droits humains des femmes, notamment en ce qui a trait à leur sécurité; deuxièmement, l’impunité dont bénéficient les meurtriers et, troisièmement, l’irresponsabilité des autorités et surtout de l’État. Elle affirme même que le féminicide est un crime d’État (Lagarde 2010: xxiii). La posture de Lagarde découle dans une large mesure du cas de la ville de Ciudad Juárez au Mexique (voir également Labrecque 2012). Il s’agit d’une ville située à la frontière entre le Mexique et les États-Unis où, entre le milieu des années 1990 et 2006, moment où Lagarde a énoncé sa définition du féminicide, il s’était produit plus de 300 meurtres de femmes, ce qui représentait une proportion plus élevée que dans des villes au profil équivalent. Les meurtres à Ciudad Juárez ont tôt fait de marquer l’imaginaire collectif, surtout parce que les cadavres étaient retrouvés sur les terrains vagues ou dans le désert, que les femmes avaient été violées et torturées, et que leur corps avait été cruellement mutilé. C’est d’ailleurs ce qu’une chercheuse comme Monárrez Fragoso a appelé le « féminicide sexuel systémique », le distinguant du même coup du féminicide intime (évitant ainsi le détournement de sens que produit l’expression « crime passionnel »), et aussi du féminicide en raison d’occupations risquées ou stigmatisées. Ces distinctions entre les divers types de féminicides, et globalement leur différenciation d’avec les assassinats de femmes plus généralement, ont une finalité juridique, soit de faire en sorte que les coupables soient punis de façon spécifique (Monárrez Fragoso 2009: 10). Certes, tous les meurtres de femmes commis dans le monde ne sont pas des féminicides et il importe de tenir compte du contexte dans lequel ces meurtres se produisent. Dans certains pays, il règne une violence structurelle qui se traduit par toutes sortes d’autres types de violence y compris à l’intérieur des foyers. Or la sécurité des citoyens en général et celle des femmes en particulier relève de l’État. Dans la mesure où la violence structurelle est tolérée ou même provoquée et entretenue par l’État, on peut affirmer que ce dernier porte la responsabilité des meurtres de femmes, qu’ils se produisent dans des lieux publics ou au sein de leur foyer. On voit que la ligne de démarcation entre les féminicides et les meurtres de femmes est souvent très ténue ou même inexistante selon le contexte. Si on peut attribuer au déficit d’État le fait que des pays comme le Salvador, la Jamaïque, le Guatemala et l’Afrique du sud présentent les taux les plus élevés de féminicides au monde (Small Arms Survey 2012), comment expliquer qu’il s’en produise dans des pays développés comme, notamment, le Canada? La Gendarmerie royale du Canada, à partir de données d’abord colligées par l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC 2010), a confirmé qu’entre 1980 et 2014, quelque 1049 femmes autochtones avaient été tuées et 174 étaient disparues (GRC 2015). Comparés aux moyennes nationales, ces données révèlent notamment que le taux d’homicides chez les femmes autochtones du Canada est sept fois plus élevé que chez les femmes non-autochtones. L’État canadien est certes un État de droit, il n’en comporte pas moins certaines caractéristiques patriarcales et coloniales héritées des siècles antérieurs. La plupart des Premières nations du Canada sont encore régies par la Loi sur les Indiens émise en 1867. Bien que les articles discriminatoires à l’égard des femmes aient été amendés, l’esprit de la loi continue de planer au-dessus de ces dernières de sorte que leur vie semble valoir moins que celle de leurs consœurs non-autochtones. En d’autres termes, en plus du facteur « genre », les facteurs « classe » et « race » - celle-ci étant entendue comme construction sociale – sont à l’œuvre. En somme, les définitions du féminicide ouvrent sur deux voies convergentes et complémentaires : celle de l’analyse intersectionnelle de la violence qui se base sur la prise en compte simultanée de la classe, du genre et de la race, et celle des revendications sur le plan légal et institutionnel qui confrontent plus directement l’État. Cette dernière voie a ses exigences propres, dont celle de l’urgence : on a certes besoin de la recherche et de l’analyse pour comprendre ce qui se passe, mais on a également besoin d’outils pratiques (tels que des législations) pour dénoncer les crimes et exiger réparation. En ce sens, depuis 2010, le féminicide a été défini comme un crime spécifique dans le code pénal d’un certain nombre de pays en Amérique latine. Il s’agit là d’une avancée remarquable pour les femmes, mais elle est de loin insuffisante sur les plans de l’équité et l’égalité de genre